Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.

12 octobre 2010

Mettre un terme à la folie

L’humanité crépite dans les flammes d’un immense brasier, cependant les rues, les cafés, les bureaux, bref, le monde dans sa quotidienneté semble parfaitement "normal". "C’est ainsi ! Le monde est ainsi. Inutile d’aller plus loin." Dans nos villes, ces laborieuses et muettes fourmilières, les activités humaines "habituelles" se répètent inlassablement. Quelque chose de terrible pourtant, se dissimule dans cette impression de normalité. Il suffit d’y prêter attention. La machine est en route, l’humain-automate est entraîné vers la surface par d’étranges filets. Le banc ne sert plus de refuge à aucun poisson — le banc tout entier est pris au piège.

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Jeppe Hein - Spiral Labyrinth I, 2007

Quel est ce filet ? Il faut imaginer la conscience au centre d’un décor fantastique qui recouvre la réalité de multiples couches de mensonges. Les mensonges, comme autant d’interprétations subjectives de la réalité, tapissent nos multitudes de papiers peints, innombrables, ajoutés les uns après les autres au fil des siècles. Partout, des représentations. Miroirs déformants, grossissants, miroirs aux alouettes. "Alouette, je te plumerai", dit la comptine. La tête en premier, bien sûr, puis le bec, les yeux, les ailes...

"Stories !" s’exclame Lloyd England à propos du conte pour enfant qu’est le 11 septembre. Un très mince fil sépare les espoirs des histoires. Les histoires engendrent des espoirs, qui à leur tour engendrent notre "vie" toute entière. J’ai le sentiment que l’humanité est poussée vers un désir sans fin, et qu’aucun traitement de choc ne résoudrait cette aspiration désespérée. Le monde n’est pas comme nous l’imaginons, il est un cimetière et nous sommes profondément enfouis. Dans l’obscurité, nous contemplons un rêve fabuleux.

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"Toi qui entre ici, laisse toute espérance !"

Nous tenons tant aux promesses qui nous ont été faites, et qui nous font avancer malgré tout. Comment occuper (ou encore mieux, pré-occuper)un con ? Simplement en lui faisant espérer ceci, puis cela, puis encore autre chose, jusqu’à sa mort. Mais croire, c’est déjà mourir. Le piège est referme, le pillage s’opère. Raconter des histoires, c’est devenu pour certains une spécialité. L’industrie du cinéma fonctionne sur des histoires, et à la télé, rien d’autre que des histoires. Cependant, nous payons les places de cinéma et la redevance télévisuelle pour entendre des histoires. Et nous en voulons encore, encore ! Chaque jour, une nouvelle histoire.

Les cernes de l’avenir se remplissent de peine au fur et à mesure que nous avançons sur les pas de la folie. Rien ne fera revenir le monde à son état originel, dénué de toute déraison, à moins de cesser d’espérer, de voir ce qui existe réellement, à savoir, une source incommensurable bien indifférente à toutes nos prétentions.

Tandis que passent les années, défilent les siècles et s’égrènent les millénaires, l’homme ne semble pas avoir évolué. Comment pouvons-nous soutenir la vision effroyable d’un avenir n’ayant aucune substance autre que celle d’une dégradation perpétuelle ? Notre vie n’a de sens qu’à moins de la soumettre à un jeu de perspective qui donne à notre action une amplitude dépassant notre propre existence. Qu’est-ce que l’amour (réel) sinon l’admiration pour une amplitude extraordinaire perçue derrière les différentes facettes de la vie ?

Il est terrible de voir chacun d’entre nous comme hypnotisé par de simples histoires, et marcher au son de la flûte des illuminés comme de simples robots. La vie enseigne que certaines choses sont prévisibles. En réunissant un nombre suffisant de facteurs, l’avenir n’a plus rien d’obscur, mais au contraire, se révèle clair et limpide, car il n’est plus qu’une simple répétition du passé. C’est pourquoi espérer n’a aucun sens, rien de nouveau ne pouvant advenir qui ne se soit déjà produit dans le passé.

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"Les chiens gobent tout ce qu’on peut leur dire" (Alice au pays des merveilles)

Nous avons derrière nous un passé d’horreurs s’amoncelant à un rythme infernal, que peut donc nous apporter le futur ? Nous pourrions même dire que nous sommes les enfants de l’horreur, étant impossible pour nous d’arrêter cette marche folle et dérisoire de zombies décharnés. Et pourtant, nous avançons. Tandis que nous pourrions dire : voici notre fardeau, tournons le dos aux espoirs, et voyons ce que nous avons fait. Oublions toute destinée, car ce n’est rien d’autre qu’un rêve, regardons plutôt sous nos pieds, sur quoi nous marchons, de quoi est fait notre passé, et que se passe-t-il par notre faute, que faisons-nous pour les consciences de chacun de nous sur Terre, qui sont broyées sans pitié aucune.

Voyons ce que nous avons fait, nous, qui devrions être responsables de l’humanité dans son ensemble, et de tous ces êtres qui subissent les pires atrocités dans un silence morbide. Voyons ce que nous pouvons faire, voyons ce qu’il nous reste à faire. Quelles autres questions avons-nous à peser aujourd’hui ? Nous acceptons l’insensé, nous refusons le sensé, pourquoi ? Pour les moribonds, c’est tous les jours Halloween.

Une force terrifiante se loge dans la destruction. C’est une force qui nie la vie. La destruction d’une vie, d’une conscience, demande d’abord de l’oublier, de faire comme si elle n’existait pas. Pour abattre un arbre, il faut d’abord oublier qu’il s’agit d’un arbre. Peut-être en y voyant à sa place objet vert et feuillu, un parmi tant d’autres, et rien de plus. Pour être capable d’assassiner la conscience, il faut d’abord l’avoir oubliée. Toute destruction va de pair avec le rêve. Rêver et détruire ne sont que les deux visages de la même puissance, la face éclairée et la face obscure de la Lune. Le rêve se nourrit de destruction, mais la destruction ne semble pas enrayé le rêve. Rêvant, l’homme oublie l’homme.

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Rien ne va changer. Rien ne peut changer. Cela demande d’être ressenti aussi fortement qu’une pluie glacée qui glacerait les os. Où est la sortie ? Il n’y a pas de sortie. Toute "amélioration" illusoire que quiconque pourrait inventer est un autre rêve, passant sous silence l’inséparable "dégradation". Les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, c’est-à-dire notre vie en général, ne peut changer. Il est ardu de déterminer ce qui en nous, n’est pas un rêve, et constitue un socle persistant qui puisse réellement être. Mille caractéristiques pourraient sembler nous définir, or il s’avère toujours que nous nous trompons. Nous agissons selon une définition que nous avons de nous-mêmes, or que sommes-nous ? Nous ne le savons pas, et c’est la seule piste qui nous est offerte. Nous ne savons pas ce qui se cache derrière les illusions, les revêtements, les interprétations, les opinions, les histoires... et pourtant, cela est. Sans quoi, tout s’effondrerait.

Les mots ont le sens qu’on leur donne, et tant de choses recouvrent un seul mot ! Un rêve fantastique entoure chaque mot, chaque expression, chaque terme appelant d’autres sentiments, pensées, et ce, à l’infini. Autant de mots qui reflètent des irréalités, des piètres songes, des cortèges de gestes désordonnés. Les courses effrénées autour de lumières trompeuses n’ont jamais apporté autre chose que des pleurs et grincements de dents. Tant de cruautés pour avoir cru !

Que reste-t-il, lorsque la fête est finie, lorsque le film se termine, lorsque le rideau se ferme, lorsque les lumières s’éteignent, lorsque les paupières tombent, lorsque le soleil se couche, lorsque l’élan s’arrête, lorsque l’énergie s’épuise, que reste-t-il ? Lorsqu’il ne reste plus rien, que reste-t-il ?

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"Les producteurs remercient tous les poissons qui ont participé à ce film."

Et finalement s’élève improbable... quelque chose d’inconnu, mais de commun à toute harmonie, à toute vision de beauté, de sensation de sacré, de juste, de vrai, d’immense et d’incorruptible. Une brume impalpable qui rappelle à soi-même son origine. Une brume qui apporte la pluie et la rosée du matin, une brume qui disperse les mirages et dévoile les monstres. Voici l’or du "dehors" qui s’infiltre dans les méandres de la personnalité brute et matérielle comme un filet d’eau fraîche et pure abreuvant les replis de la terre. Elle est bonheur, car rien ne dépent d’elle et elle est tout.

De cette brume verdit les campagnes, renaît le pouvoir personnel, dans le silence et l’obscurité. Folle est la vie qui l’arrache et l’aspire. Cette brume, si sensible, s’échappe toujours plus loin dans les cieux, s’approchant des mortels lorsque seul leur agitation s’arrête. La mort rappelle cette brume, cette fine énergie — parfum d’éternité. La main ouverte est seule capable de recueillir cette eau et revendiquer la liberté.

Un corps dépourvu d’agitation, des émotions qui ont fait retour à leur racine, et un esprit libre de toute idée, permettent à l’esprit de revenir, magnétisé avec grande industrie. Le vide est le terrain sur lequel il s’accumule, comme un silence qui pèse jusqu’au réveil, rétablissant l’harmonieux, le lien perdu. Toute la vie durant, l’irritation des vents de la manifestation empêchent à l’esprit de s’installer, s’orienter et former le tout qui serait celui d’un nouvel organisme spirituel.

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Le merveilleux tient en horreur le vain, le futile, le corruptible, salissant le pur et détériorant même le métal le plus précieux. La lumière s’éteint dans les courses insensées, qui lèguent fardeaux et poussières, et que la pluie transforme en une boue noire et glauque que seules les âmes terrestres peuvent contenir tant cette mixture est puante et vile.

La vérité se trouve là où ce monde s’évanouit, lorsqu’il ne reste plus que soi et le soleil du réel, qui brûle la peau dans l’air glacé, rayonnant une lumière intacte et nourrissante. Le corps absorbant cette énergie comme un mets rare et magique, éclot parmi les ondes de la source, apportant à ceux qui n’ont rien la vision du néant infini, du soi sans nom connu de toute éternité. Tel un fleuve abreuvant les animaux qui franchissent l’unique porte réparatrice, dépourvue de malignité, ce baume retourne à l’esprit, le guérit, grâce à la mort ayant dispersé les folies temporelles et mondaines, et autres haïssables et imprudentes fatigues.

Bien des mots pour dire ce qui ne peut être dit, pour révéler ce dont les lettres ne peuvent s’approcher sans se consumer elles-mêmes. Les illusions ne laissent ni trace, ni fumée ; naissant du vide, le vide les reprend. Le vide ne peut être possédé, mis au service d’ambitions assassines, sans se perdre. Sans nous perdre. Entendre remplace alors écouter ; regarder remplace voir, et réfléchir remplace penser. L’arbre millénaire tombe. L’œil est cerclé. Occupé, hanté, prisonnier ; hier, aujourd’hui, demain, peu importe le sens. Suis-je encore en train de rêver ?

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Âme-çon ?