René Char introduisait la philosophie d'Héraclite comme cela: "L'âme s'éprend périodiquement de ce montagnard ailé, le philosophe, qui propose de lui faire atteindre une aiguille plus transparente pour la conquête de laquelle elle se suppose au monde. Mais comme les lois chaque fois proposées sont, en partie tout au moins, démenties par l'opposition, l'expérience et la lassitude - fonction universelle -, le but convoité est, en fin de compte, une déception, une remise en jeu de la connaissance. La fenêtre ouverte avec éclat sur le prochain, ne l'était que sur l'en dedans, le très enchevêtré en dedans. Il en fut ainsi jusqu'à Héraclite. Tel continue d'aller le monde pour ceux qui ignorent l'Ephésien."
Dans les fragments du philosophe, l'idée "d'Un" se retrouve fréquemment. La génèse de la pensée mène comme inéluctablement vers cette notion, plus ou moins riche, parfois bariolée, souvent partielle.
Il est à noter que les fragments d'Héraclite, même originaux, sont vraisemblablement déformés. Cependant on retrouve une critique de l'individualisme de la pensée, et par déduction on pourrait conclure à une universalité de la vérité: "bien que le logos soit commun à tous, la plupart vivent comme si la pensée leur était possession particulière". (2) La pensée de "l'Un" se rencontre également via ces lignes: "Le tout est divisible indivisible, créé incréé, mortel immortel, logos et temps, père fils, ordre divin règle humaine. Ce n'est pas moi que vous devez écouter, mais la parole-qui-recueille. Il est sage de poser en accord le semblable: Un en tout déploie son être."(53) Là aussi: "Maître des plus nombreux est Hésiode: ils sont sûrs qu'il possédait le plus nombreux savoir, lui qui ne connaissait pas le jour et la nuit. Car ils sont un."(61). L'Un à la remarque 113: " Héraclite a blâmé Hésiode d'ignorer que la nature de chaque jour est une. Un jour est égal à tout autre."
On décèle également une idée de changement continuel: "Le soleil aussi est toujours en devenir" (7), "Tout fait place et rien ne résiste" (151).
Il y a aussi un concept de contradiction parmi toute chose, qui, relativement, ressemble au yin/yang: "Couples: totalités et non totalités, rassemblé et dispersé, en accord discordant. De toutes choses l'un et de l'un toutes choses." (11) De même, on retrouve cette notion à la remarque 52:" Nous entrons et nous n'entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas." ou encore: "Tout naît au devenir par l'opposition des contraires." (153)
L'éternel retour est presque sensible dans la remarque 94: "Même chose que vivant et mort, ce qui est éveillé et ce qui dort, jeunesse et vieillisse: de l'un à l'autre ce sont renversements et retours." puis à la remarque 111 l'éternel retour est explicite: "Commencement et fin coïncident sur le pourtour du cercle."
Même s'il est douteux d'élaborer des parallèles entre Héraclite et les philosophes taoïstes, des pensées communes se détachent, comme celle de l'inutilité de la gloire et son caractère insensé, inaccessible - vain . On peut lire chez Héraclite "Le seul bien que les meilleurs préfèrent à tout, c'est la gloire de durée éternelle, en échange de ce qui est mortel. Mais la plupart restent repus comme bestiaux."(30) En extension à cela, on peut citer Lie-tseu, "Pourquoi chercher pour son nom une gloire de quelques siècles après la mort, bien incapable cependant de faire revivre les os tombant en poussière ? Quelle joie est-ce là pour la vie ?" (Le Vrai Classique du vide parfait, chapitre XIV).
Sur la suprématie de la pensée, on peut citer la remarque 43: "Une seule sagesse: savoir que la pensée gouverne tout à travers tout."
Également, sur la question des limites de l'être (raison) parce qu'il est être, on peut noter que " Les frontières de l'âme, tu ne saurais les découvrir en ton cheminement, quels que soient ta route et ton passage: si profond est le logos en qui elle se recueille." (47) Constat d'impuissance similaire à celui que j'énonçais au sujet de la sévère limitation qu'impose la nature de l'être à la connaissance de la vérité: d'où la nécessité d'un dépassement, d'une mise en oeuvre de nouveaux modes de pensée. Ceci est - dépasser l'homme, être irrésistiblement aspiré vers le spirituel.
Que toute chose doive se dépasser elle-même, idée nietzschéenne fondamentale, est ici présente: "que tout est en devenir par la lutte, selon l'ordre normal des choses." Il ne peut donc y avoir de développement paisible. L'harmonie est atteignable par un suprême dépassement, ce point final évolutif dans lequel tout s'oppose et tout ce qui est vécu se sublime: à la lutte, le non-agir inverse et clôt la logique (évolutive).
Il y a cependant des passages typiquement hédonistes, ou épicuriens, chez Héraclite. Certaines remarques traduisent et trahissent des courants de pensée certainement influents dans la société de son temps : égalité, justice, sagesse, dans les idées anciennes: se connaître soi-même, penser sainement, et appliquer cette droiture dans le quotidien. Évidemment est présente une vision du monde organisée autour des éléments (feu, terre, eau, etc), et humeurs respectives (humidité, secheresse, etc).
On terminera par cet échantillon substantiellement poétique: "L'âme est une étincelle d'essence stellaire" (150) qui rejoint tout à fait la gnose, laquelle affirme que l'âme est une étincelle divine déchue qui compose le noyau de l'être, "Xenikon sperma" ou "eklekton sperma", l'âme pneumatique.
Note: les remarques portent le nombre de leur classification dans la traduction d'Yves Battistini (Gallimard, 1988)
Seconde note biographique: Héraclite, naquit à Ephèse, la LXIXe olympiade marqua son acmê (504-501 av. J-C.) Il refusa d'être nommé législateur par ses concitoyens, sous prétexte qu'une faction de corrompus avait déjà la ville en son pouvoir. Puis il se retira dans l'enceinte sacrée du temple d'Artemis, puis, haineux, gagna la montagne et y vécut de feuilles vertes et de plantes. Mais il devint hydropique, descendit à la ville, mais les médecins furent impuissants. Il s'enferma donc dans une étable, se recouvrit de boue, dans l'espoir qu'à la chaleur l'eau s'évaporerait. Donc, il demanda a être recouvert de bouse, pendant deux jours. Cependant ce ne fit aucun effet et il mourut, à l'âge de soixante ans, en étant la proie des chiens, car il aurait été incapable d'ôter la "couverture" qui devait le guérir. On dit d'Héraclite qu'il ne fut disciple d'aucun maître, autodidacte entier. Aussi, il voulait que seule une élite puisse le comprendre, et pour cela il écrivait dans un style peu accessible au vulgaire - c'est à dire, obscur. Sa grande idée fut que l'Univers eut été créé par le feu, guidé par un "Destin", émergeant de forces contradictoires en équilibre. Le feu représente le centre de son système. De lui naît le Tout: le Tout finit en lui. "Lorsqu'il s'éteint, toutes choses se forment dans l'univers: de ses parties les plus épaisses, par condensation, provient la terre; puis quand la terre se distend sous l'action du feu, l'eau naturellement se forme et quand elle s'évapore, c'est la naissance de l'air. A nouveau l'Univers et tous les corps brûlent et périssent par le feu." (Aétius, recueil d'opinion des philosophes I, 3, 11, 1er siècle apr. J-C.)
Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.
23 janvier 2006
Héraclite d'Ephèse
à 03:19