J'emploie ainsi mon temps: une moitié à dormir et l'autre à rêver. Quand je dors, je ne rêve jamais, ce serait dommage: dormir, c'est le comble du génie.
Le résultat de ma vie est nul; c'est un vague sentiment, une grisaille.
La dignité de l'homme se reconnaît du moins dans la nature; car lorsqu'on veut éloigner les oiseaux des arbres, on y accroche quelque chose qui ressemble en principe à un homme, et même cette lointaine ressemblance suffit à inspirer le respect.
La meilleure preuve de la misère de la vie est celle qu'on tire du spectacle de sa magnificence.
Mon âme est si lourde que nulle pensée ne peut la porter, que nul essort ne peut l'élever dans l'ether. Se meut-elle, elle ne fait alors que raser la terre comme l'oiseau volant bas au vent précurseur de l'orage.
Que le vie est insignifiante et vide ! - On enterre un homme, on l'accompagne au cimetière, on jette sur lui trois pelletées de terre; on part de chez soi en voiture, on revient en voiture; on se console à la perspective d'une longue vie. Quelle longueur de temps font sept fois dix ans ?
On dit : le temps passe, la vie est un torrent, etc. Je ne m'en aperçois pas : le temps reste immobile, et moi aussi. Tous les plans d'avenir que j'ébauche reviennent tout droit sur moi; quand je veux cracher, je me crache au visage.
La vie m'est devenue un amer brevage que je dois cependant absorber comme des gouttes, lentement, une à une, en comptant.
Le plus beau moment de l'amour, c'est sa première période quand, de chaque rencontre, de chaque regard, on rapporte un nouveau sujet de se réjouir.
Hélas ! La porte du bonheur ne s'ouvre pas vers l'intérieur, de sorte qu'on puisse la forcer à coup d'épaule; elle s'ouvre au-dehors; aussi n'y a-t-il rien à faire.
Que va-t-il arriver ? Que réserve l'avenir ? Je l'ignore, je n'ai aucun pressentiment. Quand, d'un point fixe, une araignée se précipite et s'abandonne aux conséquences, elle voit toujours devant elle un espace vide où, malgré ses bonds, elle peut se poser. Ainsi de moi; devant moi, toujours un espace vide; ce qui me pousse en avant, c'est une conséquence située derrière moi. Cette vie est le monde renversé; elle est cruelle et insupportable.
Je ne suis donc pas moi-même le maître de ma vie; je suis un fil de plus à tisser dans la vulgaire calicot de la vie ! Fort bien, mais si je ne sais pas tisser, je peux du moins trancher le fil.
Ma vie est completement dénuée de sens. Quand je considère ses diverses périodes, il en est d'elles comme du mot "Schnur" au dictionnaire: il signifie d'abord ficelle, puis bru. Il manque de seulement de signaler en troisième lieu chameau et en quatrième, houssoir.
S. Kierkegaard, fragments de "L'alternative".
Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.
16 mars 2006
"Beneath a crimson moon". Un peu de Kierkegaard
à 01:26