L'art d'être psychologue ne s'apprend pas - il se vit et s'éprouve, car on ne trouvera aucune théorie qui fournisse la clé des mystères psychiques. Nul n'est fin psychologue s'il n'est lui-même un objet d'étude, si sa substance psychique n'offre constamment un spectacle inédit et complexe propre à susciter la curiosité. On ne peut pénétrer le mystère d'autrui si l'on en est soi-même dépourvu. Pour être psychologue, il faut connaître suffisamment le malheur pour comprendre le bonheur, et avoir assez de raffinement pour pouvoir devenir barbare; il y faut un désespoir assez profond pour ne pus distinguer si l'on vit au désert ou dans les flammes. Protéiforme, centripète autant que centrifuge, votre extase devra être esthétique, sexuelle, religieuse et perverse.
Le sens psychologique est l'expression d'une vie qui se contemple elle-même à chaque instant et qui, dans les autres vies, voit autant de miroirs; en tant que psychologue, on considère les autres hommes comme des fragments de son être propre. Le mépris que tout psychologue ressent pour autrui enveloppe une auto-ironie aussi secrète qu'illimitée. Personne ne fait de la psychologie par amour: mais plutôt par une envie sadique d'exhiber la nullité de l'autre, en prenant connaissance de son fond intime, en le dépuillant de son auréole de mystère. Ce processus épuise rapidement les contenus limités des individus, le psychologuqe aura vite fait de se lasser des hommes: il manque trop de naïveté pour avoir des amis, et d'inconscience pour prendre des maîtresses. Aucun psychologue ne commence par le scepticisme, mais tous y aboutissent. Cette fin constitue le châtiment de la nature pour le profaneur de mystères, pour le suprême indiscret qui, ayant fondé trop peu d'illusions sur la connaissance, aura connu la désillusion.
La connaissance à petite dose enchante; à forte dose, elle déçoit. Plus on sait, moins on veut en savoir. Car celui qui n'a pas souffert de la connaissance n'aura rien connu.
(in: Sur les cimes du désespoir; 1934)
Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.
13 mars 2006
L'art du dédoublement - Cioran
à 01:24