J'ai regret que mon destin ne m'ait permis de côtoyer en ce siècles les [sages] d'antan.
Pourquoi la vie ne m'a-t-elle laissé le loisir d'une époque plus opportune ?
Ceux qui s'en sont allés, je ne les puis ramener;
Ceux qui s'en viendront, il ne me sera pas donné de les rencontrer.
Mon âme n'est que haine et rancoeur qui ne se dissipent pas;
J'exprime ici d'intimes pensées que je confie à ces stances.
Toutes mes nuits sont blanches et je n'y puis dormir.
Ma longue mélancolie dure jusqu'à ces jours.
C'est que mon coeur s'afflige ne n'en avoir rien dit.
Mais, avec qui, en cette foule, partager mes pensées ?
Eploré, accablé, je me sens abattu;
L'âge avance à pas lent et m'atteindra bientôt.
J'habite tant ma peine, pressé par les ténèbres.
Ma volonté s'est tue et ne s'est exprimée.
Or la roue obstruée ne m'est point accessible,
Et le fleuve si large est dépouvu de pont.
J'entends me rendre aux Jardins suspendus des Kunkun
Pour y ramener les jades purs du mont de la Cloche,
Cueillir à brassées des brances ocre d'arbre d'émeraude,
Je perçois au loin le [mont] Latte-de-sterculier du Vent large.
La rivière Faible déferle et me fait obstacle.
A mi-chemin, elle me fait barrage et m'interdis d'avancer?
Je n'ai guère la faculté d'en franchir les flots,
Car [mon bateau] est dépourvu d'ailes pour la survoler !
Aussi je désespère de n'atteindre [l'autre rive].
Seul, irrésolu, j'erre alors en tous lieux...
Insatisfait, anxieux, perdu en d'interminables songes,
Mon coeur est accablé et tant et tant meurtri,
Hésitant et perplexe, je demeure interdit.
Chaque jour j'endure la faim, j'épuise mes derniers grains.
En vain j'embrasse mon ombre, incliné, solitaire,
Ressassant d'interminables songes sur mon pays natal.
Inutile, rejeté, esseulé, sans aucun ami;
Avec qui apprécier les fragrances restantes ?
Le clair soleil décline, bientôt se va coucher.
Je m'afflige que l'heure soit sous peu arrivée;
Mon char est renversé, mes chevaux éreintés...
Epuisé, je n'avance plus, je ne fais que tourner virer.
Je me sens mal l'aise en ce monde fangeux.
J'ignore même s'il convient que j'avance ou recule !
(...) je vais souffrir les affres d'une vue de dénuement.
Dans le noir, je retourne [ces pensées], seul [sur ma couche] où je ne puis dormir.
Je ne songe qu'à ces chagrins qui emplissent ma poitrine.
Mon âme s'éloigne et s'élance au galop;
Mon coeur est rongé d'angoisse,
Mes pensées tristes et haineuses sont à ce point agitées !
Et la route est si sombre et tellement malaisée !
Esseulé, je préserve ce coin [dans la montagne];
Tout ne m'est que tristesse et soupirs éternels.
Inquiet au long des nuits, me tournant en tous sens,
J'ai le souffle agité qui bout comme une vague !
Je tiens bien un ciseau mais je n'en au point l'usage;
Je saisis le compas et l'équerre sans avoir rien à quoi les appliquer;
(...)
Mes épaules en sont affaissées, je ne suis pas à mon aise;
Mon ventre est comprimé, je ne trouve plus de repos.
Wu Guang se jeta dans un abîme profond,
Car il ne voulut se souiller de la poussière de son siècle.
Qui peut donc ainsi vivre, si longtemps piétiné ?
Je veux me retirer, rester dans l'indigence.
Je perce la colonne d'un mont pour y faire ma chambre;
Je descends me vêtir au bords d'une rivière.
Le rosée en brume en fines gouttes tombe à l'aurore,
Les nuages floconneux recouvrent ma toiture,
Les arcs-en-ciel se mêlent à la lueur de l'aube.
Les pluies tombent d'abondance au crépuscule...
Je me sens abattu et confus, car tout cela est sans retour.
Dépité, je contemple au lointain ces vastes plaines.
(...)
Mon corps est pur et simple mon naturel;
En moi, tout est clarté, lucidité, transparence.
Pourtant, ce siècle me vomit et ne m'emploie pas.
Dès lors, je me tapis dans l'obscur et prends mes distances.
Ah ! Comme je me terre au fond en effaçant mes traces !
Taciturne, muet, je n'émets aucun son,
Solitaire et triste, tout aigru de ma bile !
A qui exprimer mon courroux et dire mes sentiments ?
Le jour se dévoile, tombe la nuit,
De mon défaut de gloire, je soupire avec mélancolie?
Boyi mourut au [pied du mont] Shouyang,
Il disparut trop tôt, obscurément et sans honneur.
Le Grand Duc, s'il n'avait rencontré le roi Wen,
Serait mort sans avoir pu réaliser ses nobles ambitions.
J'ai sur moi émeraude et ivoir, jaspe en pendeloque;
J'aspire à les montrer, mais aucun juste [prince ne vient les apprécier].
Car entre ciel et terre ma vie a vite passé;
Mon corps est par des souffles pestilents agressé;
D'invasives douleurs y ont ainsi germé.
Je veux voir une fois le clair soleil vernal;
Mais crains n'achever l'année neuve fatale.
In: Elegies de Chu*, Qu Yuan, Ed. Connaissance de l'Orient - Gallimard, 2004
*IVe siècle av. J-C. - IIe siècle apr. J.-C.